Porte-voix d’un patrimoine géographiquement identifié mais aux échos universels, Stille Volk ne cesse d’étonner par cette osmose de "chez nous" et d’ailleurs, qui a valu au groupe, chose tout aussi étonnante – de moins en moins désormais –, d’être adopté en priorité par des amateurs de metal extrême, alors qu’il ne s’y apparente que par accointances. Cinq ans après La Pèira Negra, trésor de folk hétéroclite et intense, les historiques Patrick Lafforgue et Patrice Roques nous reviennent bien entourés et les mains pleines : outre le nouvel album Milharis, leur nouveau label (et non des moindres…) Prophecy Productions se fend d’une luxueuse intégrale CD à l’usage des collections incomplètes, et plus généralement de ceux qui ne peuvent résister aux beaux objets. Roques nous a aimablement répondu pour évoquer cette actualité, et quelques sujets annexes.
Obsküre : Pouvez-vous retracer l’historique de votre départ de la maison Holy pour venir rejoindre la grande écurie Prophecy Productions ? Quels ont été les déterminants de ce choix, et quelles en sont les attentes de votre côté ? Espérez-vous accroître nettement l’exposition internationale de Stille Volk, et vous sentez-vous prêts à assumer davantage de sollicitations, par exemple pour des tournées en Europe ?
Patrice Roques : Il s’avère que notre contrat avec Holy Records était terminé depuis 2014 et que La Pèira Negra était notre dernier album chez eux. Tout s’est plus ou moins joué lorsque nous avons participé au Hellfest en 2016 (NDLR : un concert fameux). Martin de Prophecy était aussi là pour Empyrium et The Vision Bleak, et il nous a sans doute vus jouer sur scène devant près de dix mille personnes, concert qui fut parfait pour nous. En revenant de voir Ratos de Porao (rire) l’après-midi, on croise Philippe Courtois de Holy Records, qui nous dit que Martin voulait nous rencontrer. On s'est vu tous ensemble un peu plus tard dans l'après midi et on est tombé d'accord verbalement sur une prochaine collaboration entre Stille Volk et Prophecy Productions, collaboration qui nous a de suite séduits car nous laissant entière liberté sur tout : l’artistique, le planning…
Nous avions déjà travaillé avec Prophecy en 2001 pour la sortie du Satyre Cornu, donc nous n’étions pas en terrain inconnu. Concernant des futures sollicitations, nous attendons de voir, mais d’un point de vue personnel, je ne suis pas particulièrement favorable à l’idée de faire des tournées ; donc pour l’instant ce n’est pas dans l’ordre des choses.
En passant, vous souhaiterez sûrement avoir un petit mot pour les gens d’Holy Records à l’heure où prend fin une idylle de vingt-cinq ans. Que retiendrez-vous de cette collaboration, que certains ont pu trouver aventureuse au départ, mais qui vous a permis de donner corps à vos projets musicaux avec des moyens et une liberté qui ne vous auraient peut-être pas été accessibles via des structures dédiées aux seules musiques traditionnelles ?
Il est évident que nous leur sommes infiniment reconnaissants du fait qu’effectivement, ils nous ont apporté tout leur soutien pendant plus de vingt ans. Une amitié est née malgré quelque fois des prises de becs nécessaires à tout bon fonctionnement (rire). Mais avant tout, des concerts mémorables, des soirées dionysiaques et tout ce qui va avec ! Dès ses débuts, Holy Records a toujours témoigné d’une volonté de sortir des carcans du metal traditionnel en signant des groupes comme Elend ou Orphaned Land : cela faisait véritablement partie de son ADN musical. Nous avions dû le "sentir" à l’époque, car nous avions refusé au profit d'Holy Records des sollicitations de labels comme Misanthropy Records ou Cold Meat Industry, par exemple.
A contrario, comment vous situez-vous par rapport au fait d’évoluer dans une sphère composée essentiellement de fans de metal ? Pratiquant vous-même ce style à travers Eviternity puis Hantaoma, vous êtes sans doute à votre aise dans ce milieu, mais y a-t-il une forme de non-aboutissement à y être cantonnés et ainsi peut-être ne pas toucher une partie conséquente de votre public possible ? Ou trouvez-vous justement que la raison d’être de Stille Volk soit dans cette ouverture, ce contact détonnant avec la scène metal ?
Effectivement, comme tu le dis, nous venons tous du metal, donc c’est un environnement que nous maîtrisons parfaitement. Ce qui est plus étonnant, c’est que tant de fans de metal nous écoutent (rire)… Pour répondre précisément à ta question, je pense que nous sommes un peu dans les deux cas de figure, même si nous n’avons jamais vraiment réussi à "pénétrer" le milieu folk. On s’est vite rendu compte que le milieu du metal était beaucoup plus ouvert, moins sectaire que toute cette scène trad ou folk qui souvent se la joue ouverte au monde, mais qui finalement est souvent ancrée dans ses petites habitudes - sans faire de généralités excessives cependant, car nous avons joué dans des festivals folk extraordinaires.
Et donc, comme tu le dis, c’est une force pour nous d’être un peu l’ovni musical dans des festivals metal, que ce soit le Hellfest ou le Motocultör. Après, peut-être que Prophecy nous permettra de toucher un autre public : ce serait parfait que nous puissions conserver nos fans dans le metal et en gagner de nouveaux.
Parlons objets. Juin 2019 marque deux événements importants pour Stille Volk. Outre votre nouvel album Milharis, vous entrez dans le giron des groupes qui pourront se targuer d’avoir mérité un coffret rétrospectif, en l’occurrence Los Cants De Pyrène. Celui-ci regroupe tout votre catalogue à ce jour (NDLA : six albums et trois démos) dans un écrin de prestige, avec du contenu textuel et photographique. Comment s’est jouée cette initiative, et quelle a été votre implication dans sa réalisation ?
Lorsque Martin nous a approchés pour sortir le nouvel album, il nous a dit qu’il était aussi intéressé pour racheter à Holy tout le back catalogue dans la volonté de sortir ce coffret rétrospectif. Les transactions se sont donc faites directement entre Holy et Prophecy Productions. À l’automne 2018, on m'a donc demandé de faire une biographie complète depuis 1994 avec un commentaire sur tous les événements importants de notre histoire. Et il s’avère que j’ai très bonne mémoire (rire). On peut donc retrouver une biographie complète en français et anglais, avec une plongée dans l’époque de chaque démo, de chaque album et événements importants avec la spontanéité du moment et le recul qui est le mien aujourd’hui. De plus, j’ai conservé tous les flyers de l’époque, les promos et quantité de photos inédites, soit près de soixante pages de documents qui raviront les fans ultimes du groupe !
En plus, pour faire un objet d’autant plus intéressant, Prophecy nous a proposé d’y intégrer nos trois démos. Nous avions refusé pendant très longtemps de rééditer notre première démo/rehearsal car trop naïve et maladroite mais finalement, après l’avoir réécoutée, nous avons pensé qu’il s’agissait d’un témoignage intéressant sur les débuts du groupe : la radicalité de notre musique, l'authenticité et l'originalité sont déjà présentes sur cette cassette. On y retrouve notre démo la plus "connue", Ode Aux Lointains Souverains, et, témoignage aussi très intéressant, notre troisième démo, qui n’est jamais sortie officiellement car nous avions signé juste après sur Holy Records. Ils nous avaient demandé alors de ne pas la diffuser. Notre implication a été totale en fonction de ce que Prophecy voulait vraiment faire de cette réédition : un objet magnifique !
Que pouvez-vous nous dire sur le berger Milharis, et pourquoi l’avoir choisi comme l’ombre tutélaire traversant le nouvel album ? Peut-on y voir la figure du patriarche préchrétien, qui incarnerait à la fois l’ancrage et, à travers sa longévité présumée, une idée de continuité et de transmission ? Sur quel type de sources (écrites, orales) vous êtes-vous appuyés pour imaginer l’album ?
Ce mythe est l’un des mythes fondateurs des Pyrénées centrales, un très beau récit qui s’est transmis jusqu’au XXe siècle. Ce berger patriarche de 999 ans ou 909 ans (selon les versions) est lié aux mythes d’origines des Pyrénées et évoque l’arrivée de la première neige sur la montagne, qui symbolise sans doute le début de la christianisation et donc la fin du paganisme. Certains spécialistes considèrent qu'un héros culturel comme Milharis serait un des derniers vestiges d’un fond mythologique préchrétien, un des derniers avatars de divinités dont le destin et l’histoire sont liés à un événement d’ordre cosmologique, d’un temps où la neige n’existait pas. Un temps qui va être modifié dans son organisation avec le bouleversement des grands cycles de la nature comme la naissance du pastoralisme avec Milharis ("le plus ancien des bergers, le père fondateur de la pastoralité").
Ce mythe pourrait donc illustrer un changement climatique survenu il y a très longtemps. Peut-être aussi que les populations ont repris cette histoire beaucoup plus tard pour signifier l'arrivée du christianisme et donc la fin d'un cycle culturel et religieux que nous appelons aujourd’hui paganisme. Nous serions donc toujours dans la définition du mythe en tant qu’explication du monde. Les sociétés qui ont créé ce mythe ont rendu visible une sacralité nouvelle en faisant appel au récit mythologique. J’ai repris ce mythe à partir des sources orales recueillies par un auteur comme Ravier, qui a réalisé nombre d’enquêtes et de collectages durant le XXe siècle, et à partir d’une légende racontée par Eugène Cordier dans son livre Légendes des Pyrénées, édité en 1855.
Cependant, je me suis aussi approprié le mythe en prenant des distances avec le mythe originel, en imaginant aussi Milharis comme une sorte de "héros chamanique". J’ai réfléchi aux pensées de ce patriarche, ses rapports avec la nature, la montagne, ses transes et ses incantations, ses liens avec les dieux primordiaux pyrénéens.
Les mythes et les superstitions sont des productions sociales qui, jusqu’au siècle dernier dans les campagnes, avaient souvent une fonction de régulation de l’existence, par exemple en se calquant sur des rythmes saisonniers, en se substituant à l’ordre, etc. À l’heure où cette fonction n’a plus cours, est-ce que l’art est selon vous le seul moyen d’empêcher que les légendes finissent par se désincarner de leur géographie ? En règle générale, est-ce que vous concevez l’imaginaire de Stille Volk comme une iconographie vivante de votre terroir ? Une entreprise de préservation en quelque sorte ? Est-ce le sens du très sombre morceau instrumental "Dans un Temps qui n’a pas d’Histoire…" ? Un avertissement ?
Cela fait plus d’un centenaire que les légendes se sont désincarnées de leur géographie, mais paradoxalement, si on fait un minimum de recherches, on peut parfaitement retrouver ces légendes aujourd’hui, expliquées, retranscrites… Elles n’ont jamais été autant disponibles.
Il ne faut pas non plus idéaliser le rapport à l'imaginaire des peuples d’autrefois. Le discours populaire et la religiosité populaire étaient surtout axés sur des superstitions, des rites, des interdits qui donnaient un sens à leur existence pour contrebalancer une existence très difficile. Les légendes étaient ainsi souvent accompagnées de rites prescripteurs qui rassuraient ou inquiétaient les populations : nombre de croque-mitaines sont sans doute les avatars de déités beaucoup plus anciennes. Quant aux légendes, si on prend l’exemple des Pyrénées, ce sont principalement des auteurs romantiques du XIXe siècle qui les ont mises sur papier en essayant de plaquer sur des éléments locaux des éléments de sagas gréco-latines, comme pour la légende de Pyrène par exemple. C’est pour cela que le mythe de Milharis est intéressant car c’est peut être une preuve d’un discours mythologique original et non imprégné de références de la mythologie antique.
Mon imaginaire n’est absolument pas une iconographie vivante de notre terroir, c’est beaucoup trop réducteur à mes yeux. Ma culture s’est construite à partir de sources tellement différentes ! Je ne préserve rien du tout, j’écris avant tout des paroles pour moi, pour la musique, par pur égoïsme (rire) ! Les paroles du Satyre Cornu, de Nueit de Sabbat ou de La Pèira Negra obéissent à des archétypes beaucoup plus universels que ceux de notre seule région. L’univers de Stille Volk est beaucoup plus universel que le simple milieu des Pyrénées, même si c’est une base essentielle de notre imaginaire. Concernant "un temps qui n’a pas d’histoire", il s’agit pour moi d’un élément fondamental de tout discours mythologique, c’est-à-dire, un temps sacré, non daté : ce n’est pas du tout un avertissement ou quoi que ce soit d’ancré dans le réel.
Musicalement, on sent une réelle volonté de bousculer certaines habitudes et d’aller chercher un rendu plus spacieux, plus "actuel" peut-être. Que pouvez-vous nous dire sur la conception de l’album ? Quels ont été ses déterminants ? Avez-vous suivi une idée de départ de manière directrice ou les formes se sont-elles précisées au fil de l’eau ?
Nous travaillons toujours de la même manière depuis les débuts hormis le fait que pour cet album, Arexis étant de retour, il a mis forcément sa patte dessus. En fait, ce qui s’est passé est très simple. Pour des commodités de son et de matériel, j’ai directement composé avec ma Flying V, ce qui m’évitait de sortir un micro, de bâillonner mes enfants et de tuer mes voisins ! Et finalement, alors qu’on pensait enregistrer des prises directes avec une guitare acoustique, on s’est rendu compte que le final avec une guitare électrique en son clair apportait quelque chose de nouveau dans le son. C’est pour cela qu’Arexis a choisi d’enregistrer aussi des parties de batteries. Et effectivement, même si on retrouve bien sûr les éléments constitutifs de notre son, on peut considérer que ce nouvel album est plus folk/rock, plus progressif, mais en même temps plus mystique et plus introspectif.
De plus, le fait de faire mixer et masteriser l’album en Allemagne par Markus Stock (Empyrium entre autres) nous a permis d‘avoir un son dément, très aéré, puissant et clair.
Il semble à l’écoute que les instruments anciens sont utilisés dans une optique plus intégrée qu’auparavant. Qu’il ne s’agit plus tant de faire ressortir leurs particularismes "populaires" que de leur permettre d’enrichir une identité musicale forte. Est-ce que cet album est en ce sens un tournant pour Stille Volk, un pont entre les origines et ce vers quoi vous voulez emmener le groupe pour les vingt-cinq prochaines années ?
Comme je l’ai déjà dit, nous ne calculons rien du tout : l’instrument doit être au service du morceau et non le contraire. C’est l’ambiance du morceau, sa structure qui appelle les instruments. Vu que l’ensemble du disque est assez dépouillé, effectivement, l’utilisation des instruments a été vue avec parcimonie. Donc, dans l’état actuel, je ne peux rien te dire sur nos prochaines réalisations : peut-être seront-elles beaucoup plus orgiaques, qui sait ! Ce disque n‘est pas forcément le début d’une nouvelle ère mais une pierre à notre édifice, qui possède ses propres caractéristiques.
Comment avez-vous appris à jouer de ces instruments qui ne sont plus tellement communs ? Qu’est-ce qui vous a attiré dans ces sons que d’aucuns considèrent comme d’un autre âge ? Une forme de réaction ? Une influence de vos cercles familiaux et locaux ? Comment en avez-vous abordé la pratique ?
Dès les débuts du groupe en 1994, notre objectif était de limiter voire d’éliminer les sons plastiques d’un synthétiseur. Notre démarche était d’aller vers de l’authenticité, de la profondeur et du mysticisme : comment créer un rapport avec le sacré avec un Bontempi ? Pour nous, c’était de l’ordre de l’impossible ! Nous avons donc fait la démarche et l’effort d’aller vers des instruments authentiques qu’il a fallu dompter et maîtriser pour en faire les pourvoyeurs de sons qui allaient vers l’essence des choses que nous voulions faire naître.
Jouez les ambassadeurs touristiques pour terminer. Admettons qu’une certaine personne ambitionne de parcourir à pieds votre belle région pendant quelques jours, quels conseils aimeriezvous distiller pour ce qui est des plus beaux chemins à découvrir, des sommets à gravir, des bourgades et patrimoines à visiter ?
Il y a de très bons guides pour cela (rire), mais certains de mes endroits préférés sont les collines audessus du lac de Lourdes et la forêt de Mourle qui s’étend vers Pau : peut-être y entendrez-vous la meute de Robert le diable chevauchant dans les airs !!!