La collection Al Dante vient de publier un long texte + CD du poète expérimental limougeaud. Ce nouveau livre prolonge la manière du très beau Consume Rouge, mais le fond diffère notablement.
Il s'agit ici d'une sorte de journal de bord tenu depuis 2013, présenté de façon non chronologique. Courtoux y fait le point sur ce qui l'a amené à être qui il est et présente ainsi ce qu'il écrit : "ce que fait l'artiste et ce qui fait l'artiste."
Toujours basé sur la culture du sample / échantillonnage en choisissant ses citations dans des disques, livres, articles, séries ou films, le "proloète" tient en parallèle le carnet de route de ses réflexions sur le milieu artistique. Sociologique et politique, le dense texte (et ses fabuleuses notes de bas de page) opère un panorama des scènes poétiques actuelles et de leur positionnement en tant que littérature dominée, allant jusqu'à exposer ce que cela a de néfaste sur les relations humaines.
Loin de disparaître derrière les citations de ses pairs, Courtoux associe le lecteur à la construction du livre. Les pages ne sont pas numérotées et la technique de découpage des blocs permet une découverte aléatoire du contenu. Là où en musique apparaît la notion de « mur de bruit noir abrasif », les lettres de formats et lettrages variés, leur effacement ou raturage donnent de la beauté et créent une expérience sensorielle immédiate ; la juxtaposition des visuels assure aussi un dialogue proche de celui qu'on trouve dans les récents manuels scolaires : nombre de personnes se sont ainsi empressées de parcourir le livre tandis que j'en faisais ma propre lecture minutieuse. J'ai eu le même plaisir à tourner ses pages que lorsqu'on reçoit un fanzine musical bien fichu : la suprise à chaque double page... J'ajoute au passage que la qualité du papier et de l'impression vont également classer cet objet dans la catégorie des beaux livres. Ce n'est pas rien. C'est vraiment le bouquin à faire traîner sur une table, bourré de post-its pour entamer des discussions à bâtons rompus.
Fort de ses cicatrices plaisamment suturées, ce nouveau Monstre de Frankenstein permet à l'auteur de se dire avec justesse. Il dément ainsi, page par page, l'adage promulgué par Jean-Luc Godard (Archéologie du Cinéma et Mémoire Du Siècle) arguant que l'abus de citations empêcherait un auteur de suivre sa propre réflexion et d'être personnel. Cette créature littéraire est bellement humaine, avec un défaut peut-être : sa longueur exhaustive et parfois la redondance de ses affirmations.
Forcément, face à une telle somme, un tel pavé, et en y associant son regard critique, on ne peut que penser à Constellations (du Collectif Mauvaise Troupe) ou aux Furtifs (de Damasio) : on tient là LE livre qu'il faut avoir lu pour parler politiquement de poésie à la fac, entre poètes, entre lecteurs ou avec ses élèves lorsqu'on est professeur de français. Courtoux propose aux amateurs que nous sommes une sorte de digest érudit mais pas pénible de tout ce qu'engage la démarche poétique dans la France de 2020 - même si le temps de l'écriture pense à Juppé comme futur président et que le mouvement des Gilets jaunes n'existe pas encore.
La poésie c'est certainement "tricher la langue" au lieu de la tirer : le ton est volontairement badin et la noirceur de Consume rouge cède la place à un constat en grisés (certes lucide et par là-même sans grand espoir de révolution) qui remporte sa victoire du simple fait de sa publication. Que ce livre existe et soit disponible est un petit triomphe en soi. Avec ce refus de la résignation (le nom "enthousiasme" est même utilisé !), on a une rupture forte.
Pourquoi donc ce possible négativisime ? Car, comme le rappelle régulièrement ce représentant du "poétariat", la situation de la poésie est catastrophique. Les bourses attribuées se multiplient car elles pallient des ventes misérables. Malgré ces (faibles) rétributions, c'est la course (et la concurrence) aux rares postes, aux invitations en lectures, aux résidences. Une course dont Courtoux ne veut pas, se contentant des aides sociales. Pas d'espoir de vivre de ses livres (quand on a la chance d'être publié), reste la reconnaissance ou la renommée. Mais là encore, c'est mission impossible puisque l'emprise est forte de la part des médias : peu de relais en journaux, radios ; même les réseaux sociaux boudent l'expérience ! Dans le même temps, les auteurs élus sont assujettis par les marques et les institutions tandis que la culture mainstream se fait passer pour "naturelle" du fait de "valeurs partagées" et subvertit les subversifs.
Rapidement, la lecture de ces pages autorise un parallèle avec la situation des scènes musicales "underground". En effet Courtoux est aussi un possible lecteur d'Obsküre si on en juge par les groupes qu'il cite dans ce livre*. Là non plus, on ne vit pas de son art, là aussi choisir la marge conduit au sacrifice et à l'impasse. La représentativité auprès du grand public est nulle, l'espoir de voir des choses sympas aux Victoires de la Musique est inimaginable.
Le triple axiome posé pour la poésie rejoint celui connu en musique sur la snobisme et l'imitation :
- "Moins il y a de personnes connaissant ce bien, plus je serai satisfait" (Les Joyaux De La Princesse, c'est cool)
- "Plus il y a de personnes connaissant ce bien, plus je serai satisfait" (je suis content du succès de The Cure)
- "Plus il y a de personnes connaissant ce bien, moins je serai satisfait" (le black metal, c'était mieux avant)
Le copinage est ce qui permet de sélectionner sans critère objectif les rares artistes mis en avant. On peut malheureusement penser aussi aux bulles de filtres sur les moteurs de recherche : chacun de nous est fortement guidé vers ce qui est populaire, accroissant ainsi la visibilité de ce qui est déjà visible et renforçant l'invisibilité du hors-marges. C'est toute notre culture de masse et nos informations qui sont régies par les mêmes règles implicites et réseaux dominants.
Ce qui est affirmé repose sur des textes pertinents et des analyses personnelles : les cinq générations de poètes depuis la décennie 1960, les statistiques des pratiques culturelles selon le niveau d'études, l'histoire des revues d'avant-garde poétique depuis TXT et Tel Quel, ce que gagnent les écrivains, les articles de Sébastien Dubois sur la réputation des poètes, la théorie de l'éclectisme de Peterson améliorée par Coulangeon...
Le parcours de Courtoux est sociologiquement et émotionnellement intéressant : issu de la classe populaire (les références au père dressent un portrait émouvant de la déveine et comblent le vide laissé par la forte présence de la mère – suicidée – dans le précédent ouvrage) et adepte de références mainstream (a-ha, Jean-Jacques Goldman), Sylvain est un trublion qui affirme sa singularité dans le champ littéraire (comme son pote de longue date Jérôme Bertin).
L'insertion d'échanges avec des tiers (réels ou non, puisque parfois Sylvain parle à l'un de ses trois lui-même) pose un chemin de pensée. Toute proportion gardée, on a là un lien avec Montaigne qui se relisait et prolongeait son propre cheminement dans Les Essais. C'est extrêmement plaisant à lire, même si on se rend compte que ce "maximalisme" force le lecteur dans des sentiers balisés dont celui de l'autojustification. C'est valable pour de nombreuses autobiographies et la trame non narrative permet des pauses pour prendre du recul.
Les coquilles sont rares, assez souvent elles forment des lapsus, j'en ai relevé deux qui me semblent jouissives :
- "Qu'est-ce qu'on peu [peut] faire ?" alors que le poète exprime la faiblesse des avant-gardes à bousculer le monde qui les encercle.
- "l'agression verbale de ce live [livre] pourrait tout simplement être une réponse à l'autre violence structurelle et symbolique : celle des jours (le dégoût pour la vie qu'on nous fait vivre)" alors que cette écriture sonne terriblement vivante.
La dernière partie est la plus facile : dans un style parlé proche du confessionnel, Courtoux revient sur son parcours musical (de a-ha à The Cygnet Committee) et poétique (de Perec puis Fourbis-POL à Al Dante) à Limoges, Tours, Bordeaux. Il trace enfin son chemin de croix et se donne l'absolution : il a eu raison de suivre cette voie et peut se satisfaire de ses choix multiples. Une fois délesté de ses souvenirs bons et mauvais, il lui reste à se réinventer. Car, face à un tel don de soi, les thèmes abordés sont épuisés pour une quinzaine d'années. À Sylvain COURROUX (c'est lui qui le dit !), libéré de ces contraintes, de s'épanouir dans un registre véritablement libre, celui du futur Sylvain TOUT COURT.
"DANS UNE GUERRE PERDUE D'AVANCE
CAR – IL NE S'AGIT
JAMAIS D'ARRIVER
CERTES, TIRS DE MINES, PLUIES NOIRES
LA QUESTION, CELLE QUI NE SE POSE MÊME PAS
CELLE QUE NOUS VIVONS MOT À MOT
NOUS N'AVONS PAS DEMANDÉ
CETTE CHAMBRE, NI CETTE DOMINATION
MAIS PUISQUE NOUS SOMMES LÀ -
QUELQUE CHOSE CONTINUERA À FAIRE DÉFAUT"
* Anorexia Nervosa (qu'il a plus que fréquentés), Fugazi, The Cure, Lustmord, In The Nursery, Mega City Four, Ride, Bauhaus, John Cage, Fad Gadget, Wire, This Mortal Coil, Virgin Prunes...
NB : en ce qui concerne le CD, je suis plus circonspect. Il donne un aperçu des lectures sonores musicalisées que donne Courtoux et quelques titres ont un bon swing : "Hello Darkness, my old Friend", "Arachnéenne", le dynamique "Là où le bât blesse (dénoncer la faillite, pressentir les ombres)", "Forza avantguardia (Poésie en opposition)". Cependant le ton de la voix, souvent vindicatif, parfois parlé-chanté n'est pas agréable. On est bien dans le domaine de la performance (comme Jean-Louis Costes, Mathias Richard, Hubaut et son Pest Modern, et d'autres) mais ça ne rend pas hommage sous cette forme ni au texte, ni aux musiques recréées. La forme reste à inventer, d'autant plus que la poésie en musique a produit de très "fortes" choses ces dernières décennies (Serge Teyssot-Gay, Damien Saez, Fauve, la scène slam...) ; quitte à devoir se montrer, pourquoi ne pas exposer les pages bien montées du livre en grand format ?
_____
SYLVAIN COURTOUX
L'AVANT-GARDE, TÊTE BRÛLÉE, PAVILLON NOIR [POST-POÈME ÉPIQUE]
21 x 27 cm (broché)
362 pages (ill.)
ISBN : 978-2-37896-096-4
EAN : 9782378960964