Edward Ka-Spel (chant et machines, homme par ailleurs de Tear Garden) / Erik Drost (guitares et basse) / Randall Frazier (synthétiseurs, machines) / Joep Hendrikx (électronique, machines) : une bande de joyeux lurons ayant fait du psychédélisme affaire personnelle. Legendary Pink Dots : une marque, une création pléthorique avoisinant la cinquantaine d’œuvres studio originales. Et en 2025, la marque n’a pas épuisé la flamme qui l’anime depuis 1980. Loin de là.
Disque marqué par une forte unité, So Lonely In Heaven est la seconde création pure réalisée par le collectif depuis la fin de la pandémie de Covid-19 ; et dans ses vibrations, il y a la fragilité des choses, la question de ce que nous sommes et de notre lien au reste du vivant.
Le disque donne brillante suite à The Museum Of Human Happiness (2022) et la collection The 13th Step (2022). Les voix d’Edward Ka-Spel ont cet effet qui caresse et dérange en même temps, ce quelque chose de détraqué et de touchant qui flotte dans les vapeurs sorties de la colonne d’air. Et le groupe déploie cette science de la bande-son imaginaire, cette substance qui vous porte ailleurs. Et vous flottez en effluves paradoxaux, sans vous acteur ou spectateur ("Pass the Accident"). Dans les atmosphères et collages séquentiels, il y a cette mécanique qui angoisse ("Choose Premium : First Prize"), il y a la fin de quelque chose ("Sleight of Hand"). L’atmosphère du disque, son mélange de doux enrobement et de trouble dans les climats, crée sensation de rêve éveillé. Ne pas sortir du rêve, il nous protège ; il précède la chute, nous le craignons.
La machine est une actrice du disque, du discours construit autour de lui. Sa présence nous interpelle. La technologie et l’innovation nous ont apporté le confort et l’illusion que tout durerait. Le reflet qu’elles deux nous offrent de nous-mêmes est assez flatteur ; mais à ouvrir les chakras, dans ces moments où nous nous extrayons de leurs mamours, nous le pressentons : notre création a beau n’avoir eu de cesse de nous apporter confort, elle n’apportera pas toutes les solutions. Ka-Spel, tiens, rigolo, n’aime pas les masters aboutis aujourd’hui par recours à l’IA (les résultats sont "inécoutables", dit-il) et l’équation d’un futur possible ne se résout pas – du moins ne pouvons-nous pas encore l’imaginer – par le solutionnisme technologique : aucune technologie ne crée les ressources que nous dévorons ni ne recompose une nature meurtrie. Mais notre armure de cristal est notre grand amour, et ses bras notre refuge.
So Lonely In Heaven, machinisme doux et collection de chansons climatiques ("Darkest Knight", "Cold Comfort", "Wired high: too far to fall", "How many Fingers in the Fog"), laisse en nous ce sentiment que nous avons créé notre propre enfer. Vous croyez naviguer en eaux douces, mais elles sont troubles et au milieu de cette confortable chambre d’enfant affleurent les peurs et angoisses, lorsqu’un bruit de cordes imaginé vous prend à la gorge ("Blood Money: Transitional"). Peut-être est-ce le cauchemar qui s’éveille, et prend forme.
Mais le noir total n’existe pas. So Lonely In Heaven est une suggestion, un clair obscur. Il y a une autre petite musique, en boucle, qui imprègne ce feutre de déprime : vous pouvez toujours lever le poing dans la nuit, la nuit reste noire ; mais tant que vous êtes là, que vous restez en capacité d’agir, il peut peut-être, encore, se passer quelque chose. Ka-Spel n’est pas de nature pessimiste, c’est lui qui le dit.