Quelques jours avant le concert de The Other Voices à Tarbes, la nouvelle tombe : la tournée automnale 2022 de The Cure passera par Toulouse ! Qu'à cela ne tienne, on s'offre les places du Zénith pour Noël (mazette : Cure à Bercy en 1989 pour 140 francs, au Zénith de Paris en 2000 pour 170 Francs ; à Toulouse en 2022 pour 60 € minimum !) et on file à La Gespe pour se faire une idée sur ce tribute-band qui a débuté ses activités en 2018. Un tribute-band... On connaît les reprises, on connaît les groupes copy-cat qui s'inspirent fortement de leurs idoles (ne résumons cependant pas The Essence à ce travers), on connaît les reprises d'un album entier (Damnation AD reprenant intégralement Pornography en 2017), on connaît les groupes qui font de l'hommage parodique (Gruesome livrant des albums sonnant comme Death les auraient cumulés). Le tribute-band, lui, se consacre à la discographie d'un seul groupe pour jouer ses morceaux sur scène. En ce qui concerne The Cure, cela surprend puisque le groupe est encore en activité et assure être vivant (nouvel album prévu, hum...).
Emplis de curiosity, nous nous dirigeons vers la chouette salle de Tarbes : après tout, on peut très bien aller dans une boîte pour une "soirée Spéciale Cure", alors pourquoi pas la même chose avec un groupe qui joue pour de vrai ? Les membres du groupe sont adorables et abordables : leur Facebook est gavé de vidéos explicatives de la manière dont ils interprètent les morceaux, l'ambiance sur scène est à la fois détendue et sérieuse. Ils se font un cadeau en reprenant des titres qu'ils aiment et les partagent avec d'autres personnes qui les apprécient aussi. Presque deux-cent personnes présentes : des fans de Cure puisque l'âge, les sourires, la facilité à se parler en témoignent, tandis que l'instrumental "Carnage Visors" répand ses vagues en attendant les retardataires. Le groupe démarrera cinq minutes après l'horaire annoncé.
Dès la fin du premier morceau ("Shake Dog shake"), en plus des traditionnels applaudissements, retentit un cri du cœur : bravo ! Cette interjection ponctuera régulièrement les fins de titres, en plus d'applaudissements très nourris. Reconnaissons-le, ce sont bien les mêmes bravo qu'on peut entendre pour saluer des gestes techniques qui font frissonner, comme par exemple le travail d'un torero face à un taureau. Une arène ? C'est que The Other Voices affronte un danger réel. The Cure sont vivants, quelle audace faut-il avoir pour défier un public et lui dire qu'on va jouer et chanter de manière satisfaisante ! Lorsque le bassiste Fred Pesce se plante sur le solo final de "10.15 Saturday Night" (il choisit le traditionnel, plus ancien) et le démarrage de "Killing an Arab", c'est un calvaire pour lui. Simon Gallup a le droit de se planter alors qu'un tribute-band est condamné à l'excellence tout au long du concert. En deux heures de temps (un rappel simplement esquissé tant les applaudissements nourris ont empêché l'amorce d'une descente de scène), les pains seront rares.
En effet, tout est scruté : la justesse de chacune des lignes mélodiques, le son de chaque instrument, l'interprétation, les gestes rares du chanteur, la façon dont il vit les textes récités, les tenues de scène, les lumières, les interactions entre eux, le choix de la setlist, le lien établi avec le public...
N'en disons pas plus : le cahier des charges fourmille d'obstacles normalement rédhibitoires. Et pourtant, sur chacun des ces points, The Other Voices imposeront avec gentillesse et humilité leur performance. Une performance, oui, car au bout de quatre-cinq titres, on saisit qu'on a affaire à un groupe. Avec sa personnalité. C'en est si déstabilisant et incongru que je choisis dans la lancée de rédiger cet article pour vous inviter à les voir. La tessiture du chanteur Bernard Cabarrou tombe juste, calque bien les rythmes, articule mieux, se balance pleinement dans ce qui est dit, au point qu'on peut avoir l'impression que finalement c'est Robert qui aujourd'hui se trouve restreint à réciter des textes qu'il a déjà chantés des centaines de fois.
La façon dont les bruitages et parasites sont rendus est stupéfiante : comme on est collé à la scène, on assiste à une révélation de tours de magiciens : "C'est ainsi que c'est joué, qu'on peut le jouer et voilà comment le morceau s'élève." The Other Voices fait le lien entre un public de connaisseurs et un public de fans die-hard. Ainsi, "M" est joué avec le synthé qui accompagnera The Cure en tournée l'année 1980 (assuré par Aurélien Goude dans The Other Voices) ; "Lament" s'appuie sur la version floppy-disc ; "One Hundred Years" s'inspire de la grande violence visible dans la captation The Cure in Orange. Quelques bribes de paroles sont ajoutées sur deux titres, des clins d'œil là encore à des versions live puisque Robert est coutumier du fait.
Au fil du concert, une ambiance se dégage, le clavier avec son T-Shirt Nine Inch Nails pousse plus durement son instrument, le guitariste Arnaud Ruiz bascule plus souvent dans des larsens contrôlés, le bassiste se met à jouer plus dur. Ainsi, "Boys don't cry", un classique maintes fois entendu, sonne singulièrement : j'y entends enfin le morceau typiquement punk anglais 1977 qu'il était à la base (je sais qu'il est sorti officiellement en 1979) alors même que la première démo de The Cure en faisait un titre langoureux et fragile.
Régulièrement je me ferai la remarque que les titres sont mieux joués par The Other Voices que par The Cure. Crime de lèse-majesté ? Pas vraiment, dans la salle nombreux seront ceux qui iront voir la bande de Robert une énième fois, sans renier sa grandeur ni vouloir renverser le trône. On peut aussi ouvrir la boîte à Malice (premier nom avant Easy Cure) : si Simon Gallup ne participait pas à cette tournée 2022, quelle légitimité ont les musiciens qui accompagneront Robert ? Eux non plus n'ont pas inventé la majeure partie des titres d'avant Disintegration qu'ils jouent pourtant légitimement, étant salariés de la structure The Cure depuis de bien longues années.
Le bassiste a la prestance nécessaire pour jouer à la manière de Michael Dempsey (qu'aucun dans la salle de la Gespe n'aura sans doute jamais vu sur scène) ou à celle de Simon Gallup, avant de placer son jeu personnel, plus agressif. Comme lui, chacun des musiciens tient sa place avec honneur. Niko Kauffmann à la batterie a une frappe dure, occupant un grand espace du spectre sonore lorsque, comme moi, on est juste devant la scène (je préfère être près avec un son encore séparé en ondes multiples) plutôt qu'au milieu de la salle où le son global est bien mieux recomposé. Ses parties rythmiques sont plus que précises, métronomiques, et les cymbales crashent avec délice. C'est sur "Pornography" que sa parfaite maîtrise éblouira nos oreilles : il y a des morceaux qu'il ne faut pas rater et ce sera le cas avec cette sublimation du titre, déjà embelli par la recréation du sample de départ aux voix trafiquées (qui ramène au travail de LT-No pour sa reprise tout en décalage de "One Hundred Years" sur la compilation Here's The Real Cure).
Un violoncelle ami (Domi) viendra accompagner plusieurs des titres les plus noirs, apportant une densité religieuse. Les jeux de lumières donnent un cachet professionnel de haut niveau, gérant les différentes ambiances qui sont proposées au gré d'une setlist qui pioche dans neuf albums. Le point d'appui qu'a The Other Voices – et que The Cure n'aura jamais plus – c'est la proximité avec le public, cumulée avec une connivence immédiate. Le plaisir pris à entendre et voir de si près le groupe, au milieu d'un public enthousiaste et conquis additionne deux paramètres habituellement distincts puisque la création d'une audience de fidèles va souvent de pair avec une audience plus large (exception notable avec les groupes d'obédience dark folk). Si un jour The Other Voices se produit devant mille personnes, la magie ne sera plus la même.
Comme on peut avoir des remakes de films ou des chefs d'orchestre qui donnent leur vision d'une partition existante, ce tribute-band ne se cantonne pas à diffuser en live les titres choisis. Il offre une vie, une interprétation qui a sa propre dose d'invention et dont le résultat, émotionnellement juste, est un cadeau gagné par le talent et l'audace.
The Other Voices est donc bien plus qu'une Curiosité.