Le guerrier n’abdique pas. Il va jusqu’au bout, c’est sa vocation.
"Warrior", guerrier. Pas pour rien si Tom Gabriel Fischer, frontman de plusieurs formations emblématiques du metal extrême et avant-gardiste suisse (Hellhammer, Celtic Frost, désormais ex-Niryth) a choisi d’intégrer cet anglicisme à son nom d’artiste. Tom Warrior n’a jamais renoncé à aboutir l’écriture et l’enregistrement du Requiem de feu Celtic Frost. Le projet devait se conclure dans les années 1990 en compagnie de Martin Eric Ain, collègue historique au sein du Frost, emporté par un arrêt du cœur le 21 octobre 2017 ; mais il y a toujours eu quelque chose pour empêcher Tom de terminer l’écriture de la pièce centrale ; et avec elle, le projet d’un Requiem complet. Alors, lorsqu’il a monté Triptykon après la fin de Celtic Frost en 2008, Fischer a dit à ses nouveaux musiciens qu’il devrait le faire. Ce serait probablement avec eux. Mais l’idée originelle de Fischer était de produire ce Requiem sous la forme d’une version studio définitive, a maxima au stade du quatrième album de Triptykon.
La commande du Requiem complet par le Roadburn Festival pour son édition 2019, même si elle a forcé et accéléré le processus, venait à point nommé. Astres alignés : Fischer suspend le travail en cours sur le troisième opus du groupe et engage par anticipation Triptykon dans l’aventure. Par l’entremise du Roadburn, Warrior trouve les moyens financiers et matériels de mettre en place et restituer live une épreuve devenue, de fait, de commande.
L’aboutissement du Requiem prend forme maximaliste : le Metropole Orkest (Hilversum) réalise sur la scène du festival toutes les instrumentations, préalablement maquettées puis écrites pour orchestre par Fischer & co. C’est donc un véritable Ensemble, pas simplement un groupe, qui s’affiche lors du Roadburn 2019. La prise unique, telle qu’enregistrée, a été précédée de six répétitions, sur un total de deux jours. C’est la délivrance du Requiem total, fruit inestimable : en endossant avec le Metropole Orkest cette version définitive, Triptykon achève le projet de Celtic Frost et concrétise ce projet funèbre, dont la version physique (package double CD/DVD) est recouverte d’une toile signée Daniele Valeriani (Crimson Moon, Mayhem, Vltimas, Dissection).
Processus lourd : une foule d’humains a servi le projet de Fischer. Impossible de tous les citer, mais il faudra remarquer la voix et la présence de Safa Heraghi, dont les déploiements apportent la touche de grâce définitive à cette austère collection. Il faut signaler aussi, a minima, le cumul des compétences sur la préparation des arrangements finaux, signés du clan Triptykon (soit : Florian Magnus Maier [de Dark Fortress, où Heraghi a officié en guest] / Tom Fischer / V. Santura, trio œuvrant à partir des trames posées par Celtic Frost et feu Ain pour les chapitres I et III) plus Lothar Krist. Signalons enfin la présence à la batterie de Hannes Grossmann, dont c’est le premier travail officiel pour Triptykon. Sa percussion est d’une rigueur absolue, et porte de belles promesses pour le futur. Promesses en cours d’écriture.
Les première et troisième parties du Requiem existaient déjà : "Rex Irae", dont la restitution ouvre la performance avec splendeur, a fait son apparition sur le deuxième opus studio du Frost, Into The Pandemonium (1987). Le IIIe mouvement, "Winter (Requiem, Chapter Three: Finale)", est quant à lui sorti sur ce qui resta l’ultime album du groupe, l’immense Monotheist (2006). Le parti-pris a été de choisir l’accordage utilisé sur ce dernier, repris par la suite dans le cadre de Triptykon, pour une cohérence de ton entre les trois mouvements du Requiem.
La pièce centrale, particulièrement imposante, est le plat principal de l’enregistrement live. Écriture déjà entamée par Fischer, détenteur du grand plan à l’époque de la commande du Roadburn. Seule pièce par conséquent réellement inédite, "Grave Eternal (Requiem, Chapter Two: Transition)", structure de trente-deux minutes, évacue en grande partie le metal et déploie d’abyssales et ambitieuses lenteurs. Un travail combinatoire de la puissance de l’orchestre et de la percussion du groupe, par-dessus lequel Triptykon réalise un sombre vernissage de guitares et de voix. Fruit d’un travail interminable : Fischer dit en avoir écrit pas moins de huit versions.
Les voix du chœur, étirées, magmaïennes, soufflent un vent dramatique. L’association subtile de cuivres, de cordes et de guitares floydiennes, se fond avec superbe dans la tonalité rituelle de cette partie centrale. Oppressive et cinématographique, elle laissera des traces dans l’esprit des fans de Celtic Frost.
L’orchestre a le dernier mot. Il entame le mouvement final, que précède sur l’écran fusion entre visuel de Monotheist et logo de Triptykon : deux histoires se combinent, liées par la présence d’un seul homme, toujours le même. Une beauté sourde et cordée jaillit de la scène, confinant à rendre le sépulcre de l’original. Le public ne souffle mot. C’est simplement sublime, et l’achèvement de la vision classique originelle de Tom Warrior et Martin Eric Ain.
L’ambition entourant le Requiem se réalise jusque dans sa forme finale : le concert a été enregistré et filmé, donnant naissance à un support audio et vidéo de facture supérieure. Le film, démarrant sur les dernières vibrations de cordes de l’orchestre avant l’ouverture du Requiem, est d’une forme classique mais a été réalisé et monté avec soin. Boucle bouclée : Triptykon, bardé de compétences externes, rend à l’occasion justice au passé. "J’aime mettre un point final à des chapitres", disait Tom Warrior à Arno Strobl dans une entrevue pour Rock Hard #210. La clôture d’un chapitre peut prendre vingt ans. Fischer n’abdique jamais.