Désormais, on va négliger de rappeler le passé de Chokebore. D'abord parce que le temps s'est écoulé, ensuite parce qu'on souhaite à Troy un public neuf qui n'a pas connu ces années, enfin parce que sous son nom solo, Troy a maintenant sept albums alors que Chokebore s'était arrêté à six (dont un live).
En revanche, on est bien obligé de mentionner que Troy Von Baltahzar vient d'Hawaï puisque le titre de ce nouveau long format est ancré dans sa culture. Le ukulélé de "Swimmer" (présent aussi sur "Aloha means Goodbye") évoque un peu une brise océane (que l'on fantasme, n'étant jamais allé à Hawaï). Mais la musique ne s'arrêtera pas à cet attire-oreille. La partition s'enrichit puissamment, la voix doublée, triplée emplissant l'espace, comme des vagues roulant de plus en fort. Jusqu'à la dissonance, imparable.
Le climat général est pourtant dans la retenue, la délicatesse, même si les premières paroles font référence à un marteau, le trou causé dans le mur fait suite à une disparition, c'est une ouverture, un moyen de ne pas s'enfermer avec sa douleur.
La musique en est un autre et Troy use de minimalisme, la mélodie créée lui assurant un accompagnement pour ses poèmes (il a publié le recueil Caution! Poison Snake! No Entry! chez Eidola en 2020) et sa voix. Épatante lorsque le chanteur se met à jouer de sa fragilité (il a été plusieurs fois malade depuis quelques temps ; ainsi "Please ?" permet des variations d'approche tout au long d'une composition complexe mais habile. Dans la proximité, le jeu des souffles, les intonations font mouche. On a ici un cadeau, comme un concert ou une démo (de superbe son) offerte et jouée pour la première fois. Puis les constructions s'emballent : low-fi et minimalisme s'éloignent ; il s'agit en fait d'un trompe-l’œil... "Her American" est soudain magnifié par l'irruption du piano. Pas besoin d'en faire des tonnes, les accords plaqués après la mélodie, puis l'unisson des instruments servent d'écrin à la comptine. C'est la création en direct qui est ainsi agencée, comment un titre se compose petit à petit, capte une première intention, joue avec, la décale, vrille sur un autre sentiment ("Boom boom").
Un retour au rock, façon Iggy Pop, déclamé, bravache, juste le plaisir du rif ("I love Airplanes", presque incongru dans sa première partie).
L'apparente simplicité ("Nurse 13") n'est qu'une façade, un faux-semblant : "Poison Juice" est aussi une composition alambiquée qui ne capte pas au premier abord, c'est l'une des astuces de Troy : garder des titres que l'auditeur devra laisser décanter.
Pour cet album, deux copains venus prêter leur maîtrise : François-Pierre Fol et son violoncelle sur "Swimmer", "I love Airplanes", "Aloha means Goodbye" et Philippe Conde pour le dunduns sur "St. Patience". Mais, malgré ces présences, c'est la solitude qui prime, impitoyable. Ces mois de convalescence et de doutes, Troy les a passés à composer et assembler ces titres. Les paroles de "St. Patience" et de "Let's not forget to panic" sont parmi les plus douloureuses qu'il a écrites, décrivant l'attente, la soumission, la lente torture. Comment jouera-t-il ceci sur scène dans les prochains mois ? On sait toute la tension qu'il est capable d'insuffler à ces interprétations. Le calme apparent, le retour du refrain ont un peu de la manière du Nick Cave blessé de The Boatman's Call. Soit un niveau très élevé.
Malgré les termes indiquant un aspect réfléchi et un jeu avec l'auditeur, l'art de Troy, une nouvelle fois, est celui de la mise à nu, de l'offrande, de la complicité. Créer une musique contradictoire, mouvante, fait partie de son ADN premier, de son positionnement. Accepter la complexité, affirmer ses dualités, revendiquer des émotions fortes à en pleurer. Les dernières paroles font la boucle, de la fissure du mur surgit la mer et un poisson pour engloutir le narrateur. Et si la fin n'était qu'un cauchemar ? Ce disque sonne un réveil autant qu'un sommeil agité.