La disparition, douloureuse, de Tore Ylwizaker, homme des machines et des arrangements pour le projet d’Oslo depuis 1997-1998, l’homme du feeling classique et du grain religieux, ne sonnera pas la fin d’Ulver. Du long message d’adieu – déchirant – que les musiciens lui ont adressé, à lui ainsi qu'au reste du monde, il transparaît qu’ils s’en font un devoir. D’abandon, la question ne se pose simplement pas : ruiner l’édifice est le dernier hommage à faire à celui qui a fait partie des bâtisseurs. Et même si Tore (parti le 16 août 2024, le jour de ses 54 ans) et les autres membres d’Ulver se voyaient moins sur la dernière année de vie du machiniste bassiste, Liminal Animals n’est un disque posthume que par la chronologie de sa sortie par rapport à l’adieu : les morceaux de l’Opus XIII ont été écrits par Ulver avant que Tore quitte le monde... et sans que ce dernier ait pris part à la formalisation des créations, préoccupé qu’il était de retrouver chemin vers son art propre. Les morceaux, disent les musiciens d’Ulver, sont hantés par son absence.
Le groupe n’en était pas moins dans une dynamique renouvelée de projet depuis le second semestre 2023 et se maintient dans cette dynamique avec la parution de Liminal Animals : un format album sur lequel débouche le choix initial de sortir une suite de morceaux autonomes sur la toile. Une série de singles. Au moment où paraît cet ensemble de neuf compositions, pas moins de six ont été dévoilées depuis le mois de septembre de l’année dernière : "Ghost Entry" (assorti d’une réinvention signée Autechre en décembre dernier), "A City in the Skies", le loungy "Forgive Us", "Hollywood Babylon", "Locusts" et "The Red Light". Liminal Animals prendrait presque l’apparence d’une compilation, terme tout sauf péjoratif en l’occurrence.
Le virage synth-pop pris par Ulver sur ses derniers enregistrements studio n’est pas fondamentalement remis en cause en 2024 : le groupe, à mille lieues des aridités black metal des débuts, couche aujourd’hui encore des climats duveteux et dans lesquels le spleen rejaillit sans doute plus fort que dans les récents exposés. Quand bien même certains ambitionnent toujours l’hypnose et l’invitation des corps à la danse (superbe "Hollywood Babylon", le club est son destin), nombre d’exposés de Liminal Animals diffusent une tension latente ("The Red Light", hypnose en clair-obscur). Le cru 2024 rejoint par son ambiance celle d’une époque faite de menaces sourdes et d’inquiétudes rampantes. Le disque est comme un journal des temps troubles, ce qu’Ulver verbalise à sa manière. Et à l’écoute de cette collection nous vient ce sentiment que les restes d’une allégresse, pour peu que nous l’ayons connue, partent en lambeaux.
Si rien dans le son n’est bouleversé par rapport à la période créative précédente, la guitare cisèle plus ouvertement et une tangente semble prise. Les formes les plus pénétrantes de cette collection résident peut-être en ses phases instrumentales, climats anxiogènes et intitulés fort à propos ("Nocturne #2"). Des ambiances qui subliment une nnouvelle fois l’art d’Ulver.
Demain, il faudra faire sans Tore et Liminal Animals, du temps de sa confection, a inauguré ce recommencement sans même le savoir. La transformation est sans doute le plus bel hommage à faire aux disparus, et "Helian (Trakl)", ultime low tempo aux frontières du dark trip hop, est nourri de la vibration de gorge de Jørn H. Sværen et tourne sur lui-même, à la manière d'un Recoil seconde moitié de parcours. Nouvelle essence (poétique) en formulation, quoique ces aventuriers soniques conservent la force d'un référentiel. La couverture reprend un autoportrait de l’occultiste Austin Osman Spare, l’homme de la Posture de la Mort.