Est-il encore besoin de présenter le rock gothique aux lecteurs d'Obsküre ? Ce serait presque vous faire un affront. Mais parfois il est bon de se rafraîchir la mémoire, revenir sur des disques qui ont marqué notre parcours ou se rendre compte que l'on est passé à côté de certaines choses. Victor Provis, après son livre sur le shoegaze, revient aux bases et sur des disques qu'il considère comme des incontournables ou alors qui montrent la diversité et l'évolution du genre. Lui-même sait que le choix a été difficile et après chaque référence et chronique de disque, il permet aux lecteurs de continuer la recherche en proposant un autre album dans les mêmes teintes musicales.
Tout d'abord, un peu d'histoire s'impose. Les années 1978-79 sont primordiales avec Joy Division, Siouxsie & The Banshees et surtout le premier tube goth, "Bela Lugosi's Dead" de Bauhaus, même si l'album The Marble Index de Nico fait figure de précurseur. L'auteur revient ainsi sur tout ce qui caractérise le gothique, ce fameux son, avec la basse très en avant, les guitares stridentes et torturées, le martèlement des rythmes... L'atmosphère prime, avec une prédilection pour les sons graves, sinistres, l'utilisation de nombreux effets de chorus, delay ou reverb. Le gothique n'a peur de rien, ni du lyrisme, ni de la grandiloquence, ni des complaintes lugubres. Le romantisme noir littéraire et cinématographique se perpétue au travers de ces groupes post-punk. Les influences sont souvent extra-musicales. Peter Murphy disait : "Le Cabinet du Docteur Caligari a servi de base esthétique à notre son et notre style. Je me suis dit : yeah ! Voilà ce à quoi je veux ressembler ! Ce n’est pas un masque, c’est qui je suis vraiment !"
Dans ce théâtre sonore, décadent, cruel et angoissé, de multiples genres se dessinent. Les restes d'un punk morose et morbide laissent la place à des sonorités plus éthérées, rêveuses, dansantes, psychédéliques... Et on s'aperçoit vite que le gothique pioche dans tout : la folk, le metal, le néoclassique, la synthpop, l'indie, la musique médiévale... C'est un vrai crossover, avec comme seul point commun cet attrait du noir et cette importance du look, avec le teint pâle, les cheveux dressés, les yeux charbonneux... On y retrouve un certain anticonformisme, un besoin de dévoiler son intimité en assumant le spectaculaire, revendiquer une altérité. On se cache ainsi derrière des maquillages, des costumes, des lumières, pour mieux se montrer. On fait du défaitisme une valeur, on assume un certain nihilisme et une réflexion sur le désespoir et la mort, en rejetant la norme et en évitant toutes catégorisations (d'où l'ironie d'un tel classement). Ici on met à nu le mal être et on ne fait pas semblant, donc quoi de plus logique que de commencer ce classement avec le Closer de Joy Division ? "Reconnaître ses souffrances pour créer, c’est l’invention du rock gothique", souligne l'auteur.
S'enchaîne ensuite une sélection de grands classiques : Juju de Siouxsie & The Banshees, Only Theatre Of Pain de Christian Death, Pornography de The Cure, Night Time de Killing Joke, First And Last And Always de Sisters of Mercy, Children Of God de Swans, The Millpond Years d'And Also The Trees, The Nephilim de Fields Of The Nephilim, etc.
Victor Provis met aussi l'accent sur la scène plus éthérée liée au label 4AD (This Mortal Coil, Cocteau Twins, Dead Can Dance, Breathless, Shelleyan Orphan, Cranes), plus batcave et destroy (Virgin Prunes, Alien Sex Fiend, The Birthday Party, Cinema Strange), ou plus néofolk (Death in June, Sol Invictus, Current 93). Les groupes américains tiennent aussi une grande place (45 Grave, Kommunity FK, Mephisto Walz, Faith & The Muse, Lycia) et la seconde vague des années 1990, parfois critiquée comme caricaturale, est analysée avec sérieux (Love Like Blood, Corpus Delicti, Rosetta Stone, The Wake).
En lisant ces pages, on s'aperçoit bien vite que la scène a été liée à des microcosmes, des labels (Factory, 4AD, Beggars Banquet, L'Invitation au suicide, Independent Project Records, Projekt) et des clubs en particulier (voir les pages passionnantes sur la ville de Leeds). Dix scènes fondatrices sont décortiquées en fin d'ouvrage avec les propos des acteurs eux-mêmes (c'est sûrement une de mes parties préférées du livre) : deathrock, positive punk, ethereal wave, darkwave américaine, etc. On appréciera aussi le fait que le livre met en avant certaines formations considérées comme mineures ou moins importantes que les mastodontes à la Bauhaus et fait ressortir tout leur éclat : The Names, The Sound, The Comsat Angels, Certain General, Savage Republic, Red Temple Spirits... Au final, une lecture très agréable pour les néophytes, autant que les initiés.