Ce court roman poétique de Xavier Serrano, au format vertical type agenda, marque de noir son époque. Son style assez souvent poétique et halluciné s'ancre dans ce qui est désormais une tradition de l'écriture contemporaine. Les visions se mêlent au récit, les citations de paroles de chansons (Dead Can Dance, Tom Waits, RZA, The Cure, Portishead...) jalonnent le texte, les courts chapitres ouvrent des facettes kaléidoscopiques. L'humour pince-sans-rire se tapit dans les références à décoder au fil de la lecture, clins d’œil pour amarrer le lecteur complice, pour le caresser pendant que les protagonistes se débattent dans cet univers sinistre.
L'auteur revendique Ballard et Burroughs, mais il dépasse l'imitation de ces Pères. La dimension politique de cet univers est marquée et pourra servir de support à des séances de sociologie, de géographie ou de français (thématique "Rêves et Progrès scientifiques"). On suit un personnage, Theo Voight, dont l'enfance chaotique s'épanche selon les substances psychoactives qu'il prend. Quelques années plus tard, ce triste sire est toujours autant en marge, mais il s'est trouvé une couverture. Il travaille pour les laboratoires Exnihilor qui révolutionnent le rapport aux médicaments. Le message publicitaire s'accroche aux besoins de reconnaissance, les malades se fédèrent en un réseau associé, DobyDom, lequel empiète férocement sur le monopole des GAFA ; les produits se vendent à qui mieux mieux.
"La possibilité d'afficher sa maladie ou les traitements en cours coulait de source pour un public heureux d'étoffer une identité et de la livrer en pâture à des milliers de connectés. D'ailleurs, souffrir d'une maladie, rare de préférence, ne constituait plus un obstacle à la relation mais permettait au contraire un plus vaste référencement et un accroissement plus rapide du réseau personnel."
En parallèle à cette dérive si proche de notre monde, Theo fricote encore un peu avec Manuella Goldstein, serveuse au Marienbad. Ce bar est le cœur d'un quartier sensible, ultime refuge des immigrés, nomades et autres recalés qu'on ne veut plus voir. Une lutte se mène en silence, clandestine et passionnée, lutte à laquelle les médias contribuent, à grands coups de truelles de peur : et si les réfugiés propageaient des maladies ?
Un troisième personnage est là, frère d'une cobaye, Valéry Mörderlin. Il passe et repasse, fugitif des lignes, avant un final explosif. C'est que les Etats ont lancé un marché de dupes aux candidats à l'immigration : dans le centre Hellix Island, ils peuvent participer à des tests médicaux souvent hasardeux en échange d'un compte-épargne-points pour obtenir le droit de rester dans le pays hôte...
La couverture, ornée d'une Lune passée sous différents filtres interpelle : qui est dans la Lune ? Qui rêve d'un ailleurs ? À quel moment un astre se meurt-il ? Y a-t-il de la chaleur encore quelque part ?
Le nez dans les étoiles hallucinogènes, les pieds dans la merde terrestre, ce récit offre une récréation réflexive sur l'état de nos pensées et les risques de démobilisation. Les passages poétiques apportent respirations angoissées et équilibrent l'aspect trop typé que pourrait avoir la narration (mais qu'elle n'a pas : la trame fonctionne en tension et soubresauts, comme dans toute bonne nouvelle). Evidemment les échos que tisse malgré elle cette dystopie avec notre propre présent ne rend que plus lucide ce Pill Dream.