Suffit-il que cinq ou six groupes habitent le même pâté de maisons pour faire une scène ? On vous laisse réfléchir à la question. Toujours est-il que la récurrence du terme Brooklyn black metal, apparu dans le sillage de Krallice et Liturgy il y a une dizaine d’années, interpelle. Si l’on considère que tout épithète est un entre-soi, on y verra, à demi-amusé (ou pas), une forme de réaction symétrique à la grande famille des groupes étiquetés Cascadian black metal, sévissant pour leur part dans les verts recoins du Northwest. Les apôtres de la permaculture d’un côté, les exégètes du posturbanisme de l’autre. Maintenant que la caricature est posée, nous pouvons centrer le propos sur Yellow Eyes, qui peut-être ne se réclament pas eux-mêmes de l’école de Brooklyn, et après tout, who cares, n’est-ce pas ? Ce qui est vrai, c’est que le groupe appartient à une petite galaxie de projets ayant pour dénominateur commun le guitariste/vocaliste Will Skarstad. On citera Sanguine Eagle et Ustalost pour les archives, et aussi parce que les deux valent largement le détour.
S’ils développent des propos et des esthétiques différentes, les groupes de Will Skarstad se rejoignent naturellement sur certaines bases, la première étant un son de guitare à la fois ultra écorché et lumineux, comme enveloppé d’un halo de cuivre, propice à éveiller une impression de mystère et de grande ancienneté. Ce son typé est constitutif de Rare Field Ceiling, comme avant lui du très bon Immersion Trench Reverie (2017).
Dans cette même lignée, Yellow Eyes s’affranchissent en totalité d’une gestion alternée des temps. Leurs morceaux ne repassent jamais deux fois au même endroit, obligeant l’auditeur à renoncer aux repères "classiques" et à raccorder son attention aux virages imposés pour ne pas se laisser décrocher. Par chance, la variété est au rendez-vous et ménage de nombreuses respirations, lesquelles compensent de façon salutaire les parties rageuses où le groupe donne tout, sans édulcorer quoi que ce soit, derrière les sermons criards de Skarstad. Le mot "sermon" est à dessein car un fond spirituel anime l’œuvre de Yellow Eyes, sans la prendre en otage – on est heureusement loin des rengaines liturgiques omniprésentes d’un Batushka. Cette présence du mystérieux, déjà mentionnée dans les guitares, prend aussi la forme de passages atmosphériques traversés de cloches, ou encore de beaux extraits de chants populaires slaves qui, adroitement fondus dans une matière ambient, rappellent la poétique paysanne des films de Béla Tarr. Pour le petit vernis d’authenticité, ajoutons que ces chants de femmes ont été, sauf fake news, enregistrés par Skarstad lui-même lors d’un voyage en Sibérie. Au smartphone quand même, la perfection n’est pas de ce monde.
Abrité derrière un concept difficile à décrypter (les amateurs de symboles seront aux anges), Rare Field Ceiling est un album épique au sens noble, à la fois intimidant par son côté sérieux et progressif, et hospitalier pour qui viendra juste se repaître d’une musique créative en diable. D’évidence il ne prendra jamais une ride.