"Bela Lugosi's Dead", en 1979, est la première chanson publiée officiellement par un gang composé de Peter Murphy (chant), Daniel Ash (guitare, saxophone), Kevin Haskins (batterie) et David J (basse). Chevelures hirsutes, yeux charbon. Dix minutes d’une introduction ambitieuse et cinématographique à un art qui, dans très peu de temps, va déployer une tension atypique, sèche et hantée sous le nom de Bauhaus. Une fulgurance.
"Bela Lugosi’s dead" a projeté instantanément une aura funèbre autour de l’entité musicale originaire de Northampton – aura qui amènera certains observateurs à voir en Bauhaus, in fine, un prototype du gothique en musique, les années 1980 se chargeant par la suite de faire exploser le genre sous diverses formes.
Quelques mois avant la parution de son nouvel album studio (Skin & Sorrow sort le 23 septembre), Frayle, formation witch doom américaine emmenée par les créateurs de mode vestimentaire Gwyn (chant) et Sean (guitares), avait publié dans un temps choisi (Halloween 2021, pour éclairer vos lanternes) une vidéo mettant en valeur sa propre réinvention du classique de Bauhaus. Nous nous en étions fait l’écho. L’occasion était trop belle, avec la sortie de Skin & Sorrow, pour ne pas partir à la rencontre de ces musiciens de Cleveland eux aussi atypiques et en la compagnie desquels nous réinvestissons la figure du vampire et certaines années 1980. C'est un gothique, mais américain : Gwyn Strang et Sean Bilovecky répondent à Obsküre.
Obsküre : Une reprise dit toujours quelque chose en creux et en l’occurrence, votre propre "Bela" nous susurre quelque chose comme : "nous nous reconnaissons là-dedans". Dans quelle mesure vous êtes-vous sentis concernés, dans vos vies passées, par ces courants art punk / post-punk / dark rock des années 1980 et comment, simplement, avez-vous simplement découvert Bauhaus ? A quel niveau ces substances musicales et textuelles vous inspirent-elles dans le contexte de Frayle ?
Gwyn Strang : Le "Bela Lugosi’s dead" de Bauhaus a été la première chanson qui m'ait à jamais sorti de la banalité de l'ennui quotidien et donné envie de dépasser ma condition. Cela a définitivement coloré ma façon de voir les choses et m'a poussée sur le chemin que je suis depuis. Sur le plan sonore, nous sommes très inspirés par les sonorités et les textures de la musique sombre des années 1980 et 1990. Ces influences se retrouvent dans de nombreuses chansons de notre répertoire.
L'ambiance de votre propre "Bela" respecte celle de l'original du Bauhaus mais il n'y a pas – par exemple – cette évidente résonance dub de la version originelle dans votre concoction… Votre "Bela" est finalement très Frayle dans les épaisseurs et la manière. Quelles étaient vos lignes directrices pour ce remake et pour vous, qu'est-ce qui fait une bonne reprise ?
Sean Bilovecky : Toute musique sur laquelle nous travaillons doit répondre à deux stipulations/principes : être lourde et effrayante. Nous avons ajouté une friture vocale et des chuchotements par en-dessous qui ressortent de temps à autre. En ce qui concerne les reprises, nous nous efforçons toujours de nous approprier les originaux, tout en honorant ce qui a donné sa spécialité à la chanson. Le simple fait d'ajouter la voix de Gwyn et de lourdes guitares ne nous suffit jamais. Nous devons creuser et explorer les changements fondamentaux qui rapprochent la chanson du cœur de ce que nous sommes en tant que groupe. Parfois, nous choisissons de ne pas reprendre certains titres lorsque nous arrivons à cette étape d'exploration. Peut-être que le riff principal est à une échelle trop importante et que le modifier ruinerait l'intention initiale. Ou peut-être que les modifications nécessaires s’avèrent trop sévères et ne respecteraient pas suffisamment l'original. Nous sommes vraiment heureux de la façon dont est sorti notre "Bela".
Qu'est-ce qui vous a amené à choisir ce classique de Bauhaus ? Y a-t-il une histoire cachée / inédite derrière ce choix ?
C'est la première chanson que j'aie jamais entendue, qui m’émeuve à ce point. Son écoute a mis ma vie sur une voie salutaire. Nous étions également enthousiasmés par le défi de reprendre un tel classique et d'y apporter notre propre touche. Gwyn était très nerveuse au moment de démarrer la reprise, car elle ne voulait surtout pas lui rendre un "mauvais service". Au final, elle est plutôt heureuse du résultat.
Une énergie particulière se déploie dans l’air lorsque des musiciens jouent ensemble. Mais lors de l’enregistrement, plusieurs options techniques se profilent. Bauhaus avait enregistré son "Bela" dans des conditions live en studio en 1979. Avez-vous procédé également ainsi pour votre propre reprise, ou séparez-vous généralement vos prises de guitares, de chant, etc., que ce soit pour ce remake du Bauhaus ou pour le reste de vos enregistrements ?
Gwyn : Sean et moi travaillons toujours séparément. Je pense que c'est ce qui fait que tout fonctionne de manière si organique. Sean écrira un riff, je chanterai une mélodie dessus, puis nous ferons un arrangement de la chanson et je finalise ma mélodie, mes paroles, et toutes les harmonies, et les suppléments que je pourrais vouloir ajouter. Sean mixera et masterisera la chanson, puis nous nous réunirons et changerons tout ce que nous pensons devoir être changé. La principale différence avec notre reprise de "Bela" était que nous avions d'abord travaillé sur l'arrangement. Nous voulions réduire la chanson dans sa durée, mais devions parvenir à l'arrangement parfait.
Votre "Bela" confine à la réussite d’une chose "totale", réinvention et prolongement à la fois dans le son et dans le visuel puisque la pochette de votre single transpose elle-même les choix originels de Murphy, Ash & co. Recréation en profondeur ! Était-il question pour vous, depuis le début du travail sur la reprise, de relier à ce point Frayle à l'esthétique de Bauhaus ?
Sean : J'ai toujours été attiré par une esthétique sombre et comme nous sortions cette chanson à une date proche d'Halloween, nous pensions qu'il serait approprié de l’approcher de façon un peu plus extrême, juste pour l’occasion. Nous avons utilisé des astuces vidéo "à l’ancienne", comme les jeux d’ombres. Nous avons aussi fait des prises de vue à l'envers et déplacé des petites sources de lumière. Pour nous, l'utilisation de ces vieux trucs de films d'horreur, éprouvés, a donné à la vidéo l'impression d'être quelque chose que vous auriez pu voir dans les années 1980. Nous avons également traité les images avec un effet VHS subtil pour les connecter davantage avec de grands films/vidéos des années 1980, faire ressentir notre clip comme quelque chose qui serait sorti d'un vieux magasin de VHS. Rappelle-toi…
Comment appréhendez-vous la figure du vampire ? Quelle place ce dernier occupe-t-il dans votre imaginaire ?
L'un des premiers films que j'ai jamais vu était Love At First Bite (NDLR : comédie horrifique américaine réalisée par Stan Dragot, inspirée par les personnages de Bram Stoker). Depuis lors, les vampires ont toujours occupé une place spéciale dans mon cœur. Les vampires sont généralement représentés comme une sorte de "beauté dans l'obscurité". C'est une esthétique à la fois musicale et visuelle qui est toujours présente dans tout ce que nous faisons. Un concept tellement intéressant, et sans fin, à explorer.
Massive Attack, NIN, Electric Hellfire Club, Sepultura… ils ont été nombreux à reprendre le classique de Bauhaus ! Vous, quelle est votre reprise préférée ?
Gwyn : J'ai apprécié la version de Massive Attack, mais je pense que c'est… parce que j'aime vraiment Massive Attack ! Quoi qu’il en soit, personne ne veut gâcher cette chanson.
Dans quelle mesure l'esthétique de la scène dark rock a-t-elle, ou pas, influencé votre façon de travailler et concevoir vos créations dans la mode / le textile ?
Une esthétique sombre a toujours été mon choix. Certains musiciens sont connus pour avoir un excellent style alternatif, et je suis toujours influencée par cela. Le design sombre, gothique et agressif va de pair avec la musique gothique/doom. Nous aimons aussi avoir une approche organique de notre son et de nos visuels. Nous voulons que l’ensemble reflète quelque chose d’actuel, et pas le futur.
Il y a un deuil caché dans certaines vibrations du nouvel album Skin & Sorrow. Tu as récemment expliqué face à 100percenrock, Gwyn, que le nouvel album "parle de la traversée du deuil, ce moment où tu ressens le vide, comme si toute la joie t’avait été prise et que tout ce qui reste n'est que peau et chagrin." Obéissez-vous généralement, chez Frayle, à une impulsion autobiographique, ou certaines sources de ce que vous faites-vous restent-elles mystérieuses ?
Les paroles ont toujours été très personnelles pour moi. C'est comme ça que je travaille sur les choses qui m’encombrent l’esprit. Parfois, je suis surprise d'écouter le disque dans son ensemble après qu'il soit terminé, et saisir ce thème qui soudain jaillit.
Certaines des nouvelles chansons semblent si personnelles que tu restais récemment en difficulté pour les chanter sur scène. Tu disais ne pas pouvoir t’en sortir. Frayle est-il aujourd'hui dans une position où vous renoncez à la performance les concernant, ou pensez-vous que c'est une question de temps et de distance ?
Pour l'instant, je pense que c'est encore trop frais et proche. Je ne pense pas que je serais capable, aujourd’hui, de passer à travers "Skin & Sorrow" ou "Perfect Wound". Cependant, avec le temps et la distance, tout est possible. Et je continue à travailler dans ce sens.
> FRAYLE
- Skin & Sorrow (Lay Bare Recordings [EU] / Aqualamb [USA], 23/09/2022)