Dans cette seconde partie de notre entretien avec Anna Maria Oskierko, fondatrice et protagoniste principale du projet Ols, Obsküre se rapproche des racines du travail de l’artiste, de son making of et du rôle des réseaux dans le développement du projet. La musique : une histoire d’instinct... et de sérail familial.
La première partie était ici.
Obsküre : On retrouve dans ta musique de nombreux samples de la nature, comme un renard qui glapit, est-ce toi qui enregistre ces sons ?
Anna Maria Oskierko : Malheureusement, la plupart des échantillons ne sont pas enregistrés par moi. Je n'ai tout simplement pas le bon équipement. J'ai essayé d'enregistrer des sons de la nature à l'aide du téléphone, mais les résultats étaient pour la plupart insatisfaisants. Heureusement, Internet peut vous aider avec n'importe quoi, et il existe certains forums où vous pouvez trouver des samples gratuits. Je pense qu'un jour j'investirai enfin dans un matériel d'enregistrement, mais il me semble toujours avoir des choses plus importantes à acheter.
Les paroles sont écrites en polonais ce qui donne une dimension sonore singulière ; toutefois, tu prends le soin de les traduire en anglais. Est-ce important pour toi de composer dans ta langue natale ?
Absolument. Je pense en polonais, c'est ma langue maternelle, donc ma perception du monde est profondément enracinée dans cette langue. Pour moi, certains mots polonais portent une charge émotionnelle particulière. Quand j'écris en anglais, je comprends les mots, mais je ne les ressens pas vraiment. Ils n'ont pas de saveurs, d'arômes, ils n'apportent aucun souvenir. Ainsi en polonais les mots désignant des phénomènes naturels, des plantes, des animaux et les sentiments abstraits ont un genre qui change la perception du phénomène lui-même. Par exemple, l'aulne, la mort, la vieillesse, la solitude et l'automne sont féminins ; tandis que la peur, le gel, la neige, le vent, la glace et la forêt sont masculins. Cela a un impact sur votre imagination, qui tend à attribuer les caractéristiques considérées comme masculines ou féminines à des choses et des idées particulières. Je crois que chaque personne élevée dans une culture spécifique, utilisant une seule langue maternelle, voit le monde de la manière dictée par la langue elle-même. Les spécialistes de la littérature parlent des "choses perdues dans la traduction" pour une bonne raison. Chaque langue est différente et il n'y a aucun moyen de traduire les paroles de l'une à l'autre, en gardant toutes les nuances, toutes les significations, les connexions et les associations. Je traduis mes paroles en anglais, car elles font partie intégrante de mes chansons et je crois que pour mes fans, comprendre les mots est essentiel pour comprendre pleinement tout le concept de mon art. Il y a beaucoup de messages non verbaux et les rédiger en anglais est un acte de création difficile pour moi. Même s'il y a toujours quelque chose de perdu dans la traduction, j'espère que les versions anglaises de mes paroles pourront encore donner un aperçu aux auditeurs non polonais.
"Pod Lodem" inclut une citation de Józef Czechowicz, poète polonais d'avant-garde, connu pour jouer avec les sonorités des mots. Est-ce un jeu que tu pratiques à travers tes paroles ? Est-ce qu'en général, la littérature et la poésie ont une influence sur ton travail ?
En fait, je ne pense pas que le jeu avec les sonorités des mots soit la caractéristique de Czechowicz. Nous avons d'autres poètes polonais qui s'y sont spécialisés. J'utilise moi-même cette astuce avec parcimonie. Je suis attirée par le travail de Czechowicz pour d'autres raisons - à cause de la belle élégance de ses poèmes, de leur obscurité et de leur obsession omniprésente pour la mort. Dans ses œuvres, la nature joue un rôle très important, ce qui me convient également.
Je suis un rat de bibliothèque - j'ai des tonnes de livres et je lis tout le temps, donc la littérature a certainement un impact sur ce que je crée, mais j'aime penser que j'ai mon propre style, distinct, et que je ne tire aucune inspiration directe du travail de quelqu'un d'autre. Lorsque je choisis de faire une référence directe, je le fais toujours délibérément. Pour l'instant, je n'ai cité qu'une seule fois Czechowicz et fait référence à un certain poème de Paul Celan dans Siostry. Sur mon prochain album, j'ai l'intention de citer Bohdan Ihor Antonycz, un poète Lemko un peu oublié, né dans un village des Carpates près de l'endroit où je vais vivre.
Je suis sûre que, compte tenu du nombre de livres que j'ai lus, il doit y avoir des phrases qui ont pénétré osmotiquement mes paroles. Récemment, j'ai réalisé qu'une métaphore de "Ziarenko" venait d'Ursula LeGuin, et qu'une autre phrase pourrait être une citation modifiée d'un des livres de Tove Janson (je recommande vivement ses recueils de nouvelles à tous ceux qui ne la connaissent que par les Moomins). Je suis sûre que mon prochain album contiendra également des traces de l'un des derniers livres que j'ai lus, Pusty Las (Une forêt Vide) de l'écrivaine polonaise Monika Sznajderman, qui habite non loin de ma future maison. Ce livre raconte l'histoire de la région, l'histoire de l'auteure elle-même et le processus de son enracinement dans ce lieu désolé, où la seule trace laissée après la présence humaine sont les marges des champs, encore visibles dans le vide silencieux des colonies disparues depuis longtemps, où la nature a récupéré des habitats abandonnés. L'auteure raconte les histoires de personnes qui étaient là avant elle afin de comprendre sa propre place dans cette grande histoire. Je me suis sentie émue par ce livre, d'autant plus que j'ai décidé de choisir un chemin de vie similaire à celui de l'écrivaine - je sais que les lieux qu'elle décrit et les histoires qu'elle raconte me sont plus que familières.
Dans Ols tu utilises de nombreux instruments : tagelharpa, piano, flûtes, sopilka, tambour shaman, berimbau, cloches, triangle, maracas… Est-ce que tu les fabriques ? Comment les instruments sont-ils choisis pour faire partie d'une chanson ?
Question intéressante ! Honnêtement, je n'y ai jamais pensé et je viens de réaliser que je n'ai aucune idée de la façon dont je décide quel instrument sera utilisé dans quelle chanson. Je crois que c'est, en quelque sorte, inconscient. Certains sons semblent correspondre à certaines parties d'une chanson. Parfois, ils sont là pour créer l'atmosphère, pour souligner l'ambiance des paroles, mais parfois ils sont là simplement parce que je pense qu'ils sonneraient bien.
J'ai plein d'instruments intéressants. J'aurais aimé en avoir plus, mais malheureusement, j'ai atteint la limite de stockage de mon appartement microscopique, donc acquérir de prochains gros instruments ne sera possible qu'une fois que j'aurai construit ma maison. Pour l'instant, les seuls instruments que je reçois sont des petites flûtes et des instruments de percussion. Je fabrique moi-même certains instruments, mais jusqu'à présent je n'ai réussi à créer que les plus simples d'entre eux. Encore une fois, c'est une question d'espace. Une fois que je quitterai la ville, j'aurai certainement un atelier où j'essaierai de construire quelque chose de plus complexe.
Dans ta musique s'entremêlent de nombreuses couches de voix et d'instruments... Comment naît un morceau, comment procèdes-tu pour l’enregistrement ? Par quoi commences-tu ?
Je n'ai pas de processus de création établi. C'est légèrement différent pour chaque chanson. Parfois, j'utilise un fragment d'une mélodie, puis je le développe et je superpose de couches successives de lignes de chant. Ensuite, j'ajoute les parties instrumentales et, à un moment donné, les paroles. Dans d'autres cas, les paroles viennent en premier - généralement juste une phrase spontanée qui se transforme plus tard en une chanson. En termes d'écriture de mes compositions - cela commence toujours par des lignes vocales. Je me sens plus à l'aise en commençant par les parties vocales et en ajoutant plus tard les lignes instrumentales. De même pour l'enregistrement. J'enregistre toujours les voix en premier.
Tu gères tout : l’écriture, la composition, le chant, l’interprétation, les arrangements jusqu’à l’enregistrement. Est-ce que cela te facilite le processus d'enregistrement ? Comment arrives-tu à tout maîtriser ?
Ce n'est pas si facile - vous devriez voir mes notes et mes croquis... Ils sont si chaotiques que, j'en suis sûre, personne d'autre ne pourrait rien comprendre. Mon processus de création est très spontané, et j'ajoute impulsivement de nouvelles choses et change d'avis même lors de l'enregistrement final. Avant chaque visite au studio d'enregistrement, je prépare une liste de ce que je dois emporter – instruments, notes, artefacts supplémentaires que je peux utiliser – et la liste des pistes à enregistrer dans une certaine chanson. J'ai toujours une feuille de papier divisée en plusieurs sections – voix principale, voix supplémentaires, instruments, percussions et parties de base + extras, comme certains samples etc. En studio, je raye les parties enregistrées pour contrôler où je suis, et ne rien rater. Il serait facile de se perdre dans la densité de mes compositions. Le fait que je crée tout moi-même facilite le processus d'enregistrement, car je sais exactement ce que je dois faire et ce que je veux accomplir.
Sur cet album, on note la présence de deux invités : ta sœur Olga sur "Siostry" ("Sisters") et ton compagnon, Jakub "Zagreus" Olchawa (Jarun). Est-ce important pour toi de partager des choses dans un cercle familial restreint ou as-tu envie de mener d’autres collaborations ? De plus tu participes en guest à des projets comme Krzywdy (nordic folk)… qu'est-ce ça t’apporte de collaborer sur d’autres projets ?
Ols est un projet très personnel et une façon d'exprimer mes sentiments intimes. C'est pourquoi j'ai décidé d'inviter les personnes les plus importantes de ma vie à coopérer. Mon fiancé est aussi un artiste – il est guitariste, parolier et compositeur principal de son groupe Jarun. Nous nous inspirons souvent les uns les autres ; nous partageons les mêmes expériences et notre musique a beaucoup en commun, même s'il joue du black metal. Ma sœur n'est actuellement membre d'aucun groupe, mais elle chantait dans un groupe de jazz et dans un groupe de blues. Nous étions à l'école de musique ensemble, et nous avons chanté ensemble toute notre vie, alors j'ai senti qu'il était grand temps de l'impliquer enfin dans mon projet. Cependant, même si j'invite quelqu'un chez Ols, je suis toujours aux commandes. J'ai des visions précises des chansons et des parties invitées, donc je ne laisse pas beaucoup de liberté à mes invités. Cela peut sembler despotique, mais Ols est mon enfant précieux et je veux avoir un contrôle total sur lui.
En revanche, je suis ouverte à la collaboration avec d'autres artistes au sein de leurs projets. Travaillant sur le matériau de quelqu'un d'autre, je suis subordonnée à la volonté du compositeur et je fais ce qu'on me dit. Récemment, j'ai participé à l'enregistrement du nouvel album de Krzywdy, un projet folk / ambient nordique, et je suis contente du résultat. J'espère que nous pourrons refaire quelque chose ensemble à l'avenir. Je serais heureuse de toute proposition de coopération avec des artistes originaux et intéressants. Je pense que créer quelque chose de différent de ce que je fais avec Ols pourrait être un défi, mais cela m'aidera éventuellement à me développer en tant que musicienne. J'aimerais aussi enfin faire un projet parallèle avec mon fiancé. Nous en parlons depuis des années, mais nous n'avons toujours pas réussi à décider de ce que nous pourrions faire exactement ensemble de suffisamment original, sans que cela sonne juste comme une combinaison d'Ols et de Jarun.
C’est déjà ton troisième album, avec le recul, quel regard portes-tu sur tes deux précédents albums Ols sorti en 2016 et Mszarna en 2018 ?
Comme je l'ai déjà dit - Ols est mon enfant et je traite chaque album que j'ai enregistré avec beaucoup d'émotion. Je peux voir les défauts de mes œuvres, et s'il m'arrivait d'enregistrer à nouveau ces morceaux, je ferais beaucoup de choses différemment. Néanmoins, en regardant en arrière, je peux voir jusqu'où je suis allée depuis mes premiers enregistrements. C'est assez optimiste, car à chaque album je deviens plus mature, plus consciente de moi-même. Au fil des années d'existence d'Ols, j'ai gagné beaucoup en confiance, et maintenant je suis capable de créer des compositions plus audacieuses et des sons plus inhabituels. J'ai également réussi à développer mon propre style distinctif. Je crois que chaque chanson que j'ai composée était nécessaire pour arriver au point exact où je suis aujourd'hui. Même si mes premières œuvres sont loin d'être parfaites, elles sont importantes du point de vue de mon évolution artistique.
Tu communiques beaucoup sur le visuel avec des shooting photos et de nombreux clips. Tu as d'ailleurs réalisé trois clips pour promouvoir cet album. Tout est exécuté de manière professionnelle. Travailles-tu tout le temps avec la même équipe ? À quel degré participes-tu à l’élaboration du scénario, du choix des lieux de tournage (lande, marais, tourbière, tour médiévale) ?
De nos jours, le meilleur outil pour toucher un nouveau public est Internet, l'aspect visuel de l'art y joue un rôle essentiel. Il est presque impossible d'attirer l'attention de quelqu'un uniquement avec le son lui-même. J'ai donc préparé trois clips pour promouvoir mon nouvel album. Depuis le tout début d'Ols, je travaille avec la même équipe. Il se trouve que c'étaient mes voisins dans le village où j'ai grandi, et même si j'ai déménagé il y a des années, nous sommes toujours amis. L'équipe se compose d'Agnieszka Kowalska, qui réalise les photographies, et de Remik Kacieja, qui crée les vidéos. Avec l'aide de ce couple talentueux, j'ai réussi à réaliser plusieurs prises de vue et six clips au total. Le scénario est toujours de moi, car je connais mieux le contenu des chansons, mais lors de la réalisation des vidéos, j'écoute toujours les suggestions de l'équipe. Les lieux sont généralement choisis par moi-même, cependant, Agnieszka a eu une idée intéressante concernant l'arrière-plan du clip pour le quatrième album à venir et je vais certainement suivre ses conseils. Les landes et les marais des premiers clips n'étaient que les environs de notre village, il était donc assez naturel pour nous de montrer les merveilles du coin. Les vidéos de deux clips faisant la promotion de Widma ont été réalisées dans la forêt à environ vingt kilomètres de nos maisons familiales, donc c'était aussi un endroit connu pour nous tous. (Je vais vous décevoir un peu, car les tours de cette forêt ont été construites au XIXème siècle, pas au Moyen-Âge, mais elles sont quand même belles). Le clip pour Starucha a été réalisé dans l'endroit le plus familier, car il a été fait dans le verger d'Agnieszka et de Remik… Vous n'avez pas besoin de vous éloigner de chez vous pour trouver un beau décor…
De plus en plus de groupes proposent leurs albums en version deluxe dans des coffrets en bois comprenant des objets prolongeant l'univers du groupe : T-shirts sérigraphiés DIY, des plumes, des os, des feuilles… comme la box d'Humus. Ça pourrait bien coller avec ta musique, as-tu pensé à réaliser de tels objets ?
Maintenant, mes albums sont distribués par mon label, Pagan Records, ils ont donc le dernier mot en matière de format. En raison de la Covid-19, les ventes de CD ont été assez faibles, je crains donc que le label ait peur d'investir dans une version de luxe de mes sorties sans aucun retour sur investissement. J'ai pensé à un produit artisanal que je pourrais créer moi-même, mais cette idée en est encore à un stade très précoce. Finalement, je créerai probablement quelque chose de spécial - juste pour tester si les gens sont intéressés. En cas de succès, je penserai probablement à quelque chose de plus abouti.
Tu es très active sur les réseaux sociaux où tu donnes des détails sur tes morceaux ou les coulisses d'un clip. Est-ce une façon pour toi de te sentir plus proche de tes auditeurs ? Tu sembles également énormément à leur écoute, juges-tu cela important d’avoir de leur part un retour sur ton travail ?
Je ne joue pas en direct live, donc les réseaux sociaux sont le seul canal que je peux utiliser pour rester en contact avec mon public. Dans ma situation, il est important d'être actif sur les médias sociaux pour que les gens sachent que je suis toujours en vie… J'aime partager un peu de mon art avec mes fans, car je pense que cela les aide à mieux comprendre ce qui se cache derrière ma musique. Cela ajoute également un aspect personnel, qui est particulièrement important dans les entreprises unipersonnelles. Je crois que partager certains faits spécifiques peut créer une image plus complète de mon art. Cependant, je n'ai jamais publié de détails intimes, car il y a une sphère qui est privée et, à mon avis, ne devrait être partagée qu'avec la famille et les amis les plus proches.
J'apprécie toujours les commentaires que je reçois de mon public. Parfois, je suis même un conseil si je le trouve utile. Je reçois également des messages de personnes du monde entier qui souhaitent partager leur propre art avec moi. Je suis toujours flattée que quelqu'un s'intéresse à mon opinion sur son travail. C'est magnifique de voir comment la magie d'Internet peut rassembler des personnes ayant des intérêts similaires, même si elles vivent dans des régions éloignées du monde.
J'utilise activement les médias sociaux parce que j'aime être en contact avec toutes ces personnes fascinantes. Je pense que mes auditeurs sont un groupe assez intéressant, composé de personnes de tous les horizons possibles, de nombreux pays différents, ayant des passe-temps divers, parfois très excitants. J'aime en savoir plus sur eux et je ne peux y parvenir qu'en utilisant les réseaux sociaux.
Merci Anna-Maria ! Pour terminer l'interview, nous avons un portrait chinois à te soumettre :
Une plante : le frêne ;
Un paysage : les Carpates, en particulier les vallées vides du Beskide inférieur (dans beaucoup d'entre elles, on peut y trouver des zones humides embrumées avec des aulnes, ça colle parfaitement au concept de Ols) ;
Un animal : sauvage - un renard, domestique - un chat ;
Une saison : je suis l'automne tardif se languissant de l'été.